J’inaugure ce blog (8 avril 2020), en reproduisant ci-après le message électronique que j’ai adressé, le 7 mars 2020, à Radio-France, suite à la diffusion, le 1er mars 2020, de l’émission « L’esprit public », animée par Mme Émilie Aubry sur les ondes de France-Culture :
À Mme Marine Beccarelli, radiofrance.com
Madame,
permettez-moi une remarque à propos de l’émission « L’esprit public » du dimanche 1er mars.
À un moment donné de l’émission, Mme Aubry – après nous avoir fait écouter un extrait d’un discours d’adieu de M. Gaudin, maire de Marseille – a ajouté : « Voilà, M. Gaudin, avec l’accent ». Je cite de mémoire, le début de la phrase n’est peut-être pas strictement reproduit ici, mais peu importe car l’intéressant est l’expression « avec l’accent » qui, elle, a bien été prononcée telle quelle et avec un sourire dans la voix.
Certes, M. Gaudin a un accent provençal prononcé. Mais ce qui est choquant c’est que Mme Aubry se soit crue obligée de souligner « avec l’accent ». Outre le fait que cet accent était audible par n’importe qui, et n’avait donc aucun besoin d’être spécialement mis en évidence, ce qui me heurte c’est que Mme Aubry n’ait pas vu – ou voulu voir – tout ce que supposait son propos :
En effet, elle n’a pas précisé « avec l’accent provençal » ou « avec l’accent occitan », précision qui aurait pu peut-être, à l’extrême limite, sauver son propos ; ce dernier aurait alors été justifié, éventuellement, par une prétendue volonté d’être précise. Cela dit, aurait-elle eu cette même volonté s’il s’était agi d’un accent africain, asiatique, maghrébin, voire même québécois ? On est en droit d’en douter…
Non, elle ne précise pas « avec l’accent provençal » parce que dans l’imaginaire idéologique centraliste, « avoir l’accent » (sans article indéfini : « un accent », mais avec un article défini non-interrogé : « l’accent ») c’est forcément avoir l’accent « du sud », l’accent « du soleil », autant de clichés qui – hélas – sont le legs d’une conception jacobine de la France qui confond égalité politique et homogénéité culturelle. Parce que, enfin, Mme Aubry croit-elle vraiment parler sans accent ? Croit-elle vraiment que ses invités parlent sans accent ? Croit-elle vraiment que des êtres humains puissent parler sans donner un accent, une inflexion vocale, aux mots et aux phrases qu’ils prononcent, c’est-à-dire sans produire une certaine musique, une certaine mélodie (pour le dire non-scientifiquement) de leurs émissions sonores ?
Il n’y a que des personnes participant, consciemment ou non, d’une norme langagière dominante non-interrogée pour naïvement croire (pour ne pas dire plus) qu’elles parlent sans accent parce que, justement, pour elles, seules les personnes perçues comme étant hors de la norme dominante, linguistiquement et socialement parlant, sont perçues comme parlant avec un accent, voire – dans le cas des populations occitanes – comme parlant avec l’accent… Ces personnes ont tellement incorporé la norme dominante, que celle-ci ne leur apparaît pas comme telle, c’est-à-dire comme une construction historique, politico-culturelle, donc relative. Vivant la norme dominante comme une naturalité, une évidence, un allant-de-soi, pour ces personnes le hors norme c’est forcément l’autre, qu’il faut alors pointer du doigt comme tel, la différence c’est uniquement l’autre, et l’exotisme itou… Il ne leur vient jamais à l’idée qu’elles-mêmes puissent incarner, pour autrui, y compris au sein même de l’Hexagone, un hors-norme, une différence, un exotisme… Pour le dire plus simplement : oui, Mme Aubry, vous aussi avez un accent, qui n’est pas le mien, ni celui de M. Gaudin, un accent qui ne participe pas de notre norme dite « régionale », un accent que je perçois clairement dans sa spécificité : c’est l’accent – sauf rares exceptions – des élites intellectuelles et médiatiques françaises, produites par notre système scolaire, universitaire, académique, et son histoire, ainsi que par les médias dominants. C’est un constat, ne voyez ici aucun mépris « populiste » de ma part…
Tout cela étant, il est dommage que des personnes voulant penser, entre autres choses, la complexité de la société française, puissent manquer de la lucidité nécessaire au questionnement de leurs propres pratiques langagières, toujours plus ou moins porteuses de charges idéologiques, toujours prises dans un certain imaginaire, jamais – pas plus que l’accent – totalement neutres… Où l’on voit que la question « D’où parlé-je ? » ou « D’où parlez-vous ? », qui comprend forcément un « Comment parlé-je ? » ou un « Comment parlez-vous ? », n’est pas caduque mais garde toute sa pertinence. Il ne me semble pas que l’on puisse avoir une parole publique sans s’interroger un minimum sur celle-ci et sur ce que l’on fait de/à la parole d’autrui…
Cordialement quand même,
Éric Fraj.